Rayon Polar - Trouble Rivage - Solange Egea


Trouble  Rivage

 

LUNDI 1ER JUIN


     J’ai rendez-vous avec la mer tous les jours à dix-huit heures ; cette rencontre me tient lieu de voyage. Voyageuse immobile, voyageuse par procuration disent mes jeunes frères, et ils ajoutent « trouillarde ». Et de sourire l’un à l’autre, connivence de frère, remarques douces-amères. Il est vrai que j’aime la mer mais seulement de loin, de haut. J’aime son odeur et sa musique, mais j’ai une peur bleue des bateaux. Naviguer serait un cauchemar, alors je reste accrochée à mes rochers.
Chaque soir, je tourne le dos à la ville, je me glisse dans cet espace qui sépare les constructions humaines, fragiles villas de vacances, de l’infini. Il s’offre à moi, à moi seule le plus souvent. J’ai choisi le creux d’un rocher au haut de la falaise. Mon nid.  Un faux pas pourrait me jeter en bas mais je connais chaque bout de rocher, je sais où mettre les pieds.
Lucas et Éric sont arrivés dimanche. Pour régler les affaires de famille. Il y en a pour une heure, ont-ils dit, échangeant un regard où j’ai lu toute ma vie.


- Maman est morte ; tu as la maison familiale en héritage en compensation des années passées à t’occuper des parents. Tu es célibataire (ils pensent « vieille fille » et aimeraient ajouter « Dieu merci » !), tu vas rester ici. En attendant (en attendant quoi ? Ils n’ont pas le culot de dire : ta disparition), nous viendrons y passer nos vacances.
Voilà, la messe est dite. Une famille sans histoire. Maman est au frais dans le caveau familial, le reste n’est qu’une question de temps. Moi, j’ai tout mon temps, j’ai enfin du temps pour moi. Mais eux, quoique beaucoup plus jeunes, ils sont pressés. Nos relations n’ont jamais été très chaleureuses. Deux garçons très complices et une grande sœur effacée, sans intérêt, dont la seule qualité fut d’avoir le bon gout de prendre en charge les vieux parents. Non contents de faire carrière chacun à leur façon, ils ont planifié ma vie, carrière de garde-malade familiale, puis vieille-fille qui entretiendra la maison jusqu’à son décès. 
C’était sans compter sur Raoul, l’ami de jeunesse parti faire carrière dans la marine marchande. Raoul le discret avait disparu de nos radars depuis fort longtemps et un jour le voilà de retour. Il était dans mon nid sur le sommet de la falaise. Nous avons échangé quelques rares mots. Le silence de la mer nous tenait lieu de dialogue. Sa présence ne me gênait pas, elle dérangeait et enrichissait ma rencontre quotidienne. Mon esprit n’était plus seulement occupé par l’aller-retour incessant entre l’horizon lointain, mystérieux et ma présence immobile sur la côte. Ma pensée désormais avait un troisième pôle, un pôle silencieux mais terriblement présent. Il a fallu de nombreuses rencontres pour nous rapprocher, nous apprivoiser. Des non-dits devenus paroles, des gestes maladroits devenus caresses, des désirs devenus projets.


Mes frères absents n’ont rien su et rien vu. N’ont pas vu le trait d’eye-liner qui borde désormais ma paupière, les foulards chatoyants qui éclairent mon visage. Ni la sérénité qui m’habite, ni la joie dans mon regard.
J’ai parlé de Raoul, de notre projet de mariage et j’ai vu leurs traits lentement s’affaisser. L’affaire qui devait être réglée en une heure se corsait tout à coup. L’un d’eux a rapidement objecté :
- Te marier, à ton âge… tu ne sais rien de lui, donne-toi quelques mois de réflexions. Et tu verras que rien ne vaut la tranquillité, vivre seule…
J’ai laissé monter la vague de critiques, de sarcasmes. Ils sont sortis en claquant la porte.
Raoul m’a appelé, il aimerait me voir. Ses appels me touchent, sont des rayons de soleil dans ma vie.


MARDI 2 JUIN


Mes frères prolongent leur séjour, besoin de repos m’ont-ils dit ce matin. Puis ils ont évoqué Raoul, nos rencontres, nos projets. J’ai laissé dire, faisant mine de les écouter avec attention. Ils ont fait preuve de gentillesse tout le jour, m’aidant en cuisine, me proposant de faire les courses. Éric a voulu m’accompagner dans ma promenade, jusqu’à mon observatoire.  Je l’y ai emmené sachant que Raoul ne viendrait pas.
De retour à la maison, j’ai entendu un long conciliabule entre Éric et Lucas. Le diner a été silencieux. Ils resteront jusqu’à samedi.
Dans la soirée, appel de Raoul ; il a insisté pour que nous nous voyons. Il veut que nous fixions une date de mariage au plus tôt. Aucune cérémonie, nous nous marierons sans chichi. Adieu mes rêves de robe longue à défaut d’être blanche. Je sais, j’ai passé l’âge. Mais c’est la première fois qu’on m’épouse.

 

MERCREDI 3 JUIN


Encore une tentative de mes frères de me dissuader d’épouser Raoul. Ils étaient tentés par quelque grivoiserie mais le sérieux de la situation les a retenus au seuil de l’inconvenance. 
Ils ne m’avaient jamais entendu élever la voix. C’est fait ; j’ai dit fermement que je ne reviendrais pas sur une décision mûrement réfléchie. Ils ont pris acte, m’ont dit qu’ils comprenaient.
Cet après-midi Lucas a voulu m’accompagner à son tour. Décidément, les couchers de soleil intéressent mes frères. Je les ai connus moins romantiques. Lucas a découvert ma cachette, était très intéressé par les abords, est descendu précautionneusement s’asseoir près de moi. J’ai cru qu’il allait sortir un mètre d’arpenteur pour mesurer la distance entre le rocher qui me sert d’assise et la falaise. C’est là que j’ai compris que leur manège, n’avait qu’un but : m’éliminer. Je ne peux expliquer autrement leur séjour prolongé dans la maison, leur sollicitude, leur promenade en ma compagnie sur la falaise. Étrangement, leur manège ne m’inquiète pas. Ils ne pourront pas me prendre par surprise, je suis continuellement sur mes gardes. Nous nous efforçons d’avoir des relations polies, mais je vois dans chacun de leurs regards de la duplicité. Dès que j’ai le dos tourné je les entends chuchoter.


Hier soir je suis allée voir Raoul. Il pluviotait mais j’avais besoin de marcher seule. A l’abri de mon grand imper rouge, je l’ai rejoint chez lui. Je ne lui ai rien dit, seulement que mes frères étaient encore à la maison pour quelques jours. Il m’a annoncé qu’il avait déposé notre dossier de mariage à la mairie. Je suis étonnée. Aurait-il compris le manège de mes frères ? Peu probable. Il veut venir s’installer chez moi. Et sa maison ? Il la vendra pour acheter un grand bateau. Pour quoi faire, ai-je demandé. Il a beaucoup ri, puis m’a prise dans ses bras. 
Nous avons bu une tisane, échangé des livres. Il a tenu à me raccompagner en voiture. Du coup j’ai oublié mon imper chez lui.


JEUDI 4 JUIN


 Je les épie sans cesse, j’ai la certitude qu’ils trament quelque chose. Reste à savoir quel sera le mode opératoire.  Je suppose qu’ils vont se débarrasser de moi en me jetant au bas de la falaise. C’est une excellente idée, peu de risque d’échec. Qui le fera, Éric ou Lucas ? Les deux en même temps. Ce sera plus sûr. Ils arriveront en silence derrière moi, je n’entendrai pas leurs pas et hop, en bas la vieille fille. Je m’écraserai sur les rochers, et mon corps ensanglanté restera à découvert longtemps. La marée ne monte pas aussi haut en cette saison, les vagues ne m’emporteront pas. Les mouettes, les goélands qui aiment les charognes auront tôt fait de m’attaquer. Les crabes aussi raffoleront de ma chair fraîche. S’ils comptent sur la marée pour me faire disparaître, ils en seront pour leurs frais !
Je repense à notre discussion avec Raoul. Il sait que je ne partirai pas en mer avec lui. Alors à quoi bon un gros bateau ?


VENDREDI 5 JUIN


J’ai passé une nuit blanche. Ou quasiment. Je sais ce qui m’attend de la part de mes frères. Mais j’ai compris aussi ce que veut Raoul. Son empressement soudain. A m’épouser. A me rencontrer dans notre cachette pour me rendre mon imper. Ce soir, dix-huit heures. Ça tombe bien, il fait gros vent, une chute est si vite arrivée. Lui aussi veut m’éliminer. Ils en ont tous après moi, après ma maison plutôt. Moi je ne suis qu’un pion gênant. J’irai au rendez-vous ce soir, dix-huit heures. Je pourrais même y inviter mes frères. 


SAMEDI 6 JUIN


Le commissaire de police est venu chercher Éric et Lucas hier soir. Ils ne sont pas rentrés de la nuit. Seraient-ils passé aux aveux ? On dit que la police a des méthodes radicales. On a trouvé accroché au pull du cadavre la montre de Lucas. Un indice majeur. Le corps a été repéré par des pêcheurs, et son état a permis de conclure rapidement qu’il avait chuté depuis le haut de la falaise. Restait à savoir s’il s’agissait d’un suicide ou d’un accident. Mais la montre de mon frère a permis d’envisager une troisième solution.


Quant à mon fiancé, venu me rapporter mon imperméable, il me fut facile d’accrocher la montre dans les mailles de son gros pull avant de le balancer… et de disparaître alors que mes frères arrivaient pour voir avec moi un dernier coucher de soleil avant leur départ.

 

Solange Egea

 

Atelier d'écritures à la Médiathèque de Saze :
les samedi 8 et 29 septembre 2018 de 14h30 à 16h30

 

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